Les cinq agrégats

ou cinq processus psychiques

transcription d’une série d’enseignements de Lama Shérab Namdreul

 

Qu’il soit éveillé ou souillé, le mental est un processus causal cohérent et conséquentiel qui organise en continu le traitement d’informations multiples avec plus ou moins de confusion, d’équilibre et d’intelligence. Ce processus causal mental est appelé en sanscrit karma. Ce processus causal fait la cohésion entre chaque étape du traitement qu’on appelle les cinq agrégats (sct. Skandha). Je donne l’image de filtres successifs, sortes de gésiers mentaux. Je verrais bien aussi l’image de « ruminant pensant », mais je ne vais pas développer ici le parallèle entre les processus digestif et cognitif. Amusez-vous de le faire. Faire des correspondances est un exercice très instructif. Puisque tout est en correspondance, on peut s’en donner à cœur joie. Maintenant revenons à nos mentaux.

 

L’agrégat manifeste (forme) :

Les cinq agrégats du mental filtrent successivement la manifestation avec un traitement adapté. L’agrégat « forme » ou « manifeste » qui se structure sur la base des cinq éléments, opère un traitement primaire des plus terre-à-terre : « Il y a ou pas. C’est comme pour un ordinateur. Il y a présence d’une disquette ou pas. C’est le processus le plus organique qui soit. Cela fait entrer en jeu notre corporalité puisqu’elle véhicule les cinq facultés sensorielles.

Question : L’agrégat forme est-il le corps physique ?

Réponse : À proprement parler, non. Le corps physique est une forme parmi d’autres dans l’infinitude de la manifestation. Quand on considère l’individu, le corps participe de sa constitution. Plus précisément, l’individu s’appréhende en corporalité et en conscience. L’agrégat forme participe à l’appréhension d’une corporalité qu’elle soit celle de l’environnement (bardo) diurne, onirique ou post mortem. L’agrégat forme intervient dans la phénoménologie de l’esprit et le corps lui apparaît comme phénomène parce qu’il n’y a pas de corps en soi ni aucun autre manifeste en soi. L’agrégat forme permet à sa corporalité d’être le véhicule d’une organisme sensoriel quel que soit le bardo que la conscience traverse (bardo de la vie, du rêve, post mortem etc.).

L’agrégat forme est le traitement organique du manifeste. Ce traitement met en corrélation les cinq éléments de l’esprit avec ceux des organes sensoriels et ceux de l’environnement. L’agrégat forme opère aussi bien pour les apparences visuelles, auditives etc, que mentales. Mettez une disquette dans votre ordinateur. Tout aussitôt le processeur met en route le traitement de compatibilité et Ding ! Le processeur ne connaît pas de disquette en soi. Il traduit une information numérique et la renvoie en un langage clair pour notre conscience en terme de « il y a une disquette… ». Si elle n’est pas formatée, il vous dit «  voulez-vous la formater ? ». L’ordinateur n’a pas la capacité de connaître en soi une disquette en plastique. Il traite ce qu’il lui est compatible, c’est-à-dire l’information numérique inscrite sur la disquette. Prenons par exemple ce coup de bâton contre ce bol tibétain. Il y a un choc qui crée des ondes vibratoires. Tout comme l’ordinateur, la conscience n’a pas la capacité de connaître en soi ces ondes. Cela va passer par un décodage organique du tympan en passant par la faculté auditive et le contact qui convertit ce manifeste en phénomène ou apparence mentale « son » qui vient à la conscience dans un langage clair et approprié.

Le bon fonctionnement de cet agrégat met en lumière la co-émergence de l’apparence et  du vide d’entité propre. La forme est émanation (sct. Nirmana, tib. Trul), union de clarté vide. Cette expérience est la simplicité même de la nature de l’esprit. C’est léger, évident, naïf… Le Nirmana est cet avènement natif perpétuel.

Maintenant, du point de vue de l’illusion et du mental souillé, il y a un bogue. Ce « Il y a » n’est plus cause d’un avènement natif mais le déclencheur de toutes nos peurs et souffrances. « Il y a » induit un « donc çà existe en soi » ou « Il n’y a pas » donc çà n’existe pas. Le problème n’est pas l’erreur dans la réponse mais l’usage de ce « donc », ce « donc » cogital. Le mental souillé qui n’appréhende pas l’apparence-vide, est en train de se cogiter une stratégie de survie. De « il y a » cela passe au « cela est ». Si cela est, alors le mental peut s’appréhender comme destinataire d’un manifeste connu, une altérité objective. Le mental induit alors le pendant de l’altérité qu’est l’idée cogitale « donc je suis une identité subjective ». S’ensuit l’idée d’une cognition en tant que telle, et le tour est joué. Les trois enfermements (tib. Kor Soum) sont dressés. On "s’ex-iste" du paradis. C’est le péché originel. Dans la Bible, Dieu propose de jouir et l’on rétorque par « oui mais, je veux me savoir être celui qui jouit de quelque chose en soi ». En résumé on crée la soif. Comme le Christ le dit à Marie Madeleine : « Il n'y a pas de péché, c'est vous qui faites exister le péché ». Voilà ce qui se joue à chaque instant de l’agrégat forme.

Question : Est-il important de connaître ce processus mental ?

Réponse : Cela peut nous être utile. Tant qu’on n’est pas malade, on ne s’occupe pas de connaître particulièrement notre système digestif. Mais quand il y a des problèmes de santé, il est utile de connaître ce qu’on mange et comment on le digère et en quoi cela contribue à la santé corporelle. De même pour l’esprit, connaître un minimum du processus mental me semble utile pour comprendre la souffrance et l’illusion et contribuer à la santé mentale. Il ne s’agit pas de lire toute une bibliothèque, vous risquez l’indigestion. Quelques définitions clés de certains mots suffisent et l’on passe à la réflexion et à l’analyse. Et puis on observe sur soi-même. En direct. Tout comme les fonctions organiques, les fonctions des agrégats sont constamment à l’œuvre. Il suffit de se poser et d’observer. Quand vous allez au bord de la mer pour observer les vagues, vous ne faites pas le projet d’attendre des vagues. Il y a en a constamment. Pour le fonctionnement des agrégats, c’est la même chose. Assis, posez l’esprit en vacances, n’attendez pas, exécutez votre observation. Vous n’y arrivez pas ? C’est là, çà se passe sous vos yeux à l’instant. Observez. Ne vous prenez pas au sérieux quand vous observez. Soyez ludique, curieux, amusé, frais. Tout est ouvert à notre lucidité. Avec la constance de la stabilité, l’observation débouchera sur des compréhensions, des confirmations. Méditer c’est vérifier la théorie. Vous pourrez dire « j’ai vu ».

Sur la base de l’illusion en une réalité d’altérité, d’identité et de cognition, la suite du processus consiste à maintenir cette "survie" cogitale. Sous l’effet de la confusion, les quatre autres agrégats vont permettre de consolider la saisie et de perdurer en "devenir" notre identité fictive. L’illusion ayant créé cette identité virtuelle de sa personne, le mental souillé est tributaire de la soif d’existence. Voir cette identité comme virtuelle revient à mourir en soi. Le lâcher prise réalise finalement la non-mort puisque qu’il n’y a pas d’identité née en soi.

Le mental souillé a marqué de son empreinte et va en quelque sorte contaminer la suite du traitement des quatre autres agrégats. Comme un virus qui s’est introduit dans notre ordinateur, l’ouverture d’un logiciel déclenche ce virus. 

 

L’agrégat impression (sensation) :

Le processus du traitement va du plus probant au plus subtil. Avec l’agrégat "manifeste", le traitement était primaire ; « il y a ou il n’y a pas », avec ses conclusions erronées ; « ça existe, ça n’existe pas ». Avec l’agrégat "sensation", le processus mental met en jeu une aptitude plus subtile. C’est l’aptitude de représentation et d’impression libre d’entendement. Cela renvoie à l’idée de phantasia[1]. À l’émergence du phénomène, l’aptitude naturelle de cet agrégat est simpliste et intuitive ; agrément ou désagrément. Être en expérience d’agrément et même de désagrément n’exclut pas une intelligence d’équitabilité. Mais, sous l’effet de l’ignorance et de la propension réductrice de la saisie illusoire, ces phénomènes d’impressions et sensations sont pris pour des expériences en soi. De là se renforce l’idée d’une entité destinataire de sentiment d’agréable ou de désagréable. Par ce parti pris de « destinataire », on perd son impartialité. On ne peut pas être un témoin inaffecté équitable.

 

L’agrégat "entendement" (perception) (sct. Sam Jna, tib. Dus Shé) :

L'agrégat entendement[2] (du lat. intendere, tendre vers; tourner son attention vers) est le processus où la conscience "focalise" (sct. sam, tib. dus) son objet permettant un traitement intellectuel de l’information. Comme l’étymologie latine le souligne, l’entendement consiste à tourner son attention vers. C’est ce vers qui est signifié par le sanscrit sam et qui évoque un moment "focal". Nous retrouvons ce sam avec l’agrégat "ré-activité" (sct. samskara, tib. dus djé) . L’entendement opère avec plus de pragmatisme que l’intuition.

Dénué des souillures de la saisie, l’agrégat en question fonctionne au mieux de son aptitude mentale qu’est le discernement. À l’instant de "focal » (sct.sam) le discernement dis-tingue le phénomène sans le détacher de son ensemble et sans le réifier. Le discernement est dans l’entendement de la co-émergence de Clarté-vide. Ne pouvant réaliser cette nature co-émergente, le mental souillé de la saisie ne peut plus user naturellement de cette intelligence. L’instant de "focal » (sct.sam) va être détournée ou plutôt comme pris en otage par la soif d’entité. La soif fait appel à une discrimination réductrice. Cette discrimination dissocie et réifie. La conscience naturelle devient « conscience de » comme le disent les phénoménologues. Sur la base d’un sentiment de destinataire d’une expérience, le mental souillé met à l’index un objet en propre l’imputant par « c’est agréable, c’est désagréable » et clôt le processus discursif dans un enfermement qu’on appelle les trois cercles (tib. Kor Soum). On passe de l’intuition sensorielle à l’entendement discriminant qui induit un schème formateur de ré-activité selon le conditionnement latent stimulé. Bien sûr l’entendement produit le concept, mais le discernement le connaît comme tel ; c’est-à-dire conçu et non pas existant en propre. C’est le propre de la pensée spéculative et analytique d’user de conceptualisation sans en être abusé. Contrairement à la discrimination où l’on ignore la nature du concept et qu’on se croit sujet d’une réalité.

 

L’agrégat "ré-activité" (formation mentale) (sct. Samskara, tib Dus Djé) :

C’est au passage de ces deux agrégats précédents (impression et entendement) que s’établit la stimulation des empreintes karmiques, le karma propulseur, “penser”. Le karma est, à ce stade, indéfini comme un verbe peut être infinitif, sans un objet et un sujet définis. Au passage de l’agrégat suivant (Ré-activité), s’organise le karma “pensé” en devenir d’être “participe passé”. Le karma est à ce stade, défini d’un devenir comme un verbe peut subir une flexion dès lors qu’un objet d’intention est défini et qu’un sujet se l’approprie en justifiant l’acte. C’est pour cela que je préfère la définition de “vecteur mental” plutôt que “facteur mental” parce qu’à chaque instant de ce processus, une direction est donnée. Soit une direction vertueuse à plus de lucidité, soit une direction non-vertueuse pour plus d’osbscurité. C’est là que se gagne la maturation (sct. puṇya, tib. seunam) de notre libre-arbitre.

malheureusement, sous l’effet de l’ignorance et de la propension réductrice de la saisie illusoire, s’établit la validation d’un schéma, une tendance engrammée. On passe du schème au schéma qui enchaîne finalement sur une perception stéréotypée et un comportement impulsif où l’on se croit justifié.

La traduction de cet agrégat n’est pas facile. Certains traduisent par « volition » alors que ce n’est pas le fait de la volonté. D’autres traduisent par « formations mentales », ce qui est plus approchant mais incomplet. L’esprit est semblable à l’océan et les formations mentales (tib. sèm djoung) sont semblables aux vagues de cet océan. Cet agrégat est l’aptitude de coordination dialectique entre l’esprit et ses avènements mentaux (tib. sèm djoung) qui s’élèvent à l’esprit en ré-action aux stimuli. Certains facteurs sont vertueux à plus de lucidité, d’autres non propices à la lucidité, d’autres mixtes et d’autres encore variables. Quoi qu’il en soit, la saisie d’altérité fait que ces phénomènes mentaux vont être pris pour la caractérité d’un état d’être en soi. Par exemple, la  tristesse qui, après avoir été saisie comme une forme en soi, va se voir attribuée par la sensation un sentiment désagréable. L’entendement accuse le coup par une sentence de jugement « c’est désagréable » imputée à la tristesse elle-même ou à toute autre cause. Ensuite la conscience fait une ré-action, comme on dirait pour une réaction cutanée, qui va être traduit comme l’état d’être triste. Même chose avec la joie, le doute, etc… La saisie solidifie l’expérience en état d’être et ne peut pas l’appréhender comme une fluctuation « d’état d’âme » si j’ose dire. C’est à cet instant que la ré-action crée un schéma conditionné pour d’autres expériences à venir. Le karma souillé est un processus qui organise un lien causal de l’entendement à la
ré-action mais également de la ré-action à l’entendement.

J’ai parlé tout à l’heure de cet instant "focal" (sct. sam) avec l’agrégat entendement. Pour l’agrégat ré-activité, c’est à cet instant "focal" par l’effet de la soif et de la saisie, qu’un simple sentiment, une pure humeur d’âme, se transforme en affect.

Que les formations mentales soient vertueuses ou pas, elles sont toutes susceptibles d’être saisies et détournées de leur spontanéité co-émergentes.

Question : La prajna est-elle un facteur mental ?

Réponse : Oui. On est susceptible d’en faire une saisie en réifiant la vacuité. C’est pour cela qu’on pratique la paramita de la prajna. Paramita suppose d’aller au-delà des trois cercles (tib. Khor Soum) qui enferment et fragmentent l’expérience. On obtient la liberté en se libérant de notre propension à scléroser nos expériences et nos sentiments. La saisie en les cinq agrégats compartimente notre expérience cognitive alors que l’expérience naturelle est co-émergence de félicité-vide.

Un moment de tristesse peut devenir une grande ouverture d’esprit et de compassion. Un moment de pure dévotion peut devenir une dépendance idolâtrique. Un dévot peut devenir le pire des fans surtout s’il n’admet pas qu’on n’ait pas le même gourou. La saisie pourrit tout. Elle nous pourrit la vie. Elle peut pourrir les plus belles traditions. On est tous sincères à la finale, mais on ne voit pas que la discrimination est la cause de tous les maux. Il faudrait appliquer la paramita en toutes nos formations mentales et notre sincérité primordiale resplendira de joie.

 

L’agrégat conscience :

Cet agrégat a pour aptitude de se savoir être soi et pas un autre et de s’établir en tant qu’ipséité et continuum. Ipséité, bien qu’en procédure de conscience d’être, et continuum libre de tout état d’être en soi. Cette conscience est base de tout savoir (sct. Alayajnana, tib. Kun Chi Yéshé).

Être conscient sans pour autant en conclure quelque “chose en soi” d’une conscience et d’un “être en soi” conscient c’est tout le paradoxe du concept de “connaissance auto-lucide”, cette faculté “ipso-cogito” qui fait de “se savoir savoir”. Cette conscience tout ordinaire est vide d’altérité sans être vide d’elle-même. Cette conscience ne peut être l’objet d’un autre moment de conscience parce que cette conscience est le fait même du processus cognitif.

Cependant, sous l’effet de l’ignorance et de la propension réductrice de la saisie illusoire, cet agrégat conscience devient alors la base cogitale en les huit consciences. Chaque instant de conscience est extrait  du continuum pour établir, sur la base de la saisie d’altérité, les trois enfermements de cognition cogitale. Le voile de la discrimination s’exprime sous la propension d’une soif qui se donne le problème de répondre à un « donc ». C’est la souffrance inhérente à cette soif parce qu’il n’y aura jamais de réponse en cette conscience cogitale.

Cette conclusion cogitale s’opère à chaque moment de conscience. À l’instant d’une faculté visuelle et du phénomène visuel et par la saisie d’une altérité en le phénomène vient la conclusion du « donc » je suis. Pour chacune des six facultés, le cogito tente de conclure sur un sujet en propre alors qu’il est lui-même un phénomène. Les six facultés sont traitées en terme de « conscience de » permettant de poursuivre sur l’énoncé d’un « donc ».

Ce « donc » n’est que la conséquence du voile fondamental de l’ignorance et de l’illusion et devient la cause de la souffrance (sct. Doukha) inhérente de l’existence qu’on vient de se donner. 

Rester en la nature de cette conscience toute ordinaire et simple, libre d’espoir-crainte, c’est cela même bouddha.

Conclusion :

J’admets que l’explication des cinq agrégats peut paraître fastidieuse. L’explication permet de ne pas croire à des évidences immédiates et de s’interroger.  Une fois que l’explication suscite le doute et l’analyse, il est possible de soumettre à la contemplation des formules synthétiques sans le danger de réduction.

Par exemple :

Au-delà des cinq agrégats, il n’y a rien.

Il n’y a pas de karma en dehors des cinq agrégats.

 

Quand on contemple, on ne cherche pas à provoquer ce qu’on souhaiterait voir. On reste un observateur abstentionniste de tout commentaire. Restez en vacance, en confiance. Les cinq agrégats opèrent sous nos yeux, à l’instant. Ne saisissez pas les apparences, elles vous le rendront bien.

 

 

À Yogi Ling,

Lama Shérab Namdreul

Les cinq blessures

ou les cinq procès karmiques

 

Injustice – Humiliation – Trahison – Abandon – Rejet

 

Il existe de nombreuses blessures, aussi en recenser cinq types majeurs comme le fait Lise Bourbeau*, bien que ne partageant pas tout à fait son approche psychologique, suscite en moi un vif intérêt. Non seulement ce chiffre cinq renvoie à la configuration du mandala, mais ces blessures s’ajustent par analogies et associations avec les cinq familles de Bouddhas. La synthèse facilite l’analyse et l’analyse soutient la synthèse.

 

Cinq blessures et cinq incapacités

 

Famille Vajra

Karma d'injustice.

L'incapacité d'aimer et d’entrer en relation.

Famille Ratna

Karma d'humiliation.

L'incapacité de partager, d'échanger.

Famille Padma

Karma d'abandon.

L'incapacité de discerner et d'apprécier.

Famille Karma

Karma de trahison.

L'incapacité de se réjouir et d'estimer.

Famille Bouddha

Karma de rejet.

L'incapacité de réalisme et de faire face.

 

Maintenant, mon approche bouddhique étant une phénoménologie de l’esprit, je ne conçois pas ces blessures confirmant comme tels un blesseur et un blessé, et comme telle une situation blessante. Effectivement, il est souvent admis que les blessures sont la conséquence d’évènements précis. Mais ce n’est pas le cas. Les blessures sont la conséquence de notre perception d’un événement et la perception dépend du karma. C’est ainsi qu’il y a une diversité de perceptions et réactions pour un même événement donné.

Le karma n’est pas une loi qui organise la rétribution d’événements et de situations. Le karma est un processus causal du mental souillé par l’illusion ou éveillé, et ce processus organise en conséquence notre façon d’appréhender les situations et les expériences. Ce processus s’articule dans l’organisation des cinq agrégats. Cette organisation devient ce qu’on en perçoit et ce qu’on en fait. Cela veut dire que l’individu a toutes les commandes entre ses mains mais qu’il ne s’en sert pas toujours à bon escient.

Quand ces « blessures » deviennent des pathologies récurrentes et des tourments insidieux, cela veut dire que notre illusion égocentrique subit un ébranlement profond, que notre croyance en une entité est en péril.

Dans la tendre enfance, nous avons de nombreuses occasions de nous construire par petites morts successives. Malheureusement ce n’est pas simple quand la conscience a un passif karmique lourd. Il faudra, pour certains, attendre l’âge de raison ou l’adolescence ou encore une situation forte durant notre vie d’adulte ou au pire sur notrelit de mort.

 

Vacuité et entité

Vacuité désigne l’absence d’entité aussi bien en les phénomènes qu’en l’esprit même.

Pour entrevoir la vacuité d’entité il faut bien comprendre ce qui est réfuté en la personne et sa perception. Le Bouddha Sakyamouni définit la personne comme un continuum fluctuant de perceptions. L’idée de continuum s’oppose à l’idée d’entité. Et inversement, il y a continuum en vertu de la vacuité. Il y a saisie d’une entité en vertu de la non connaissance de la vacuité. C’est en cela l’illusion.

C’est sur cette idée d’entité en sa personne que nous établissons notre sentiment d’existence. Ce sentiment d’exister en tant qu’entité est une construction constamment menacée que je définis par fixion. Cette fixion ne laisse pas de repos à notre subconscient cogital et discursif qui reconstruit constamment les bases de son illusion plutôt que de le laisser se résorber en sa vacuité.

Il est difficile d’admettre la vacuité d’entité parce qu’on remet en cause la façon même d’appréhender l’existence de sa personne.

Pour un yogacharya ou un tantrika, la tendance est d’aller au devant de ce péril égocentrique, car c’est dans un moment d’abandon (tib. Pang) que se réalise (tib. Tok) la vacuité.

 

Procès et procédures

En restant dans la logique des cinq agrégats avec un processus d’expériences passant en boucle de perception en réaction, les blessures sont étudiées ici en terme de « procès propulsifs » sous forme de conditionnements latents qui vont réagir aux situations par des procédures diverses : victimaire, de résilience ou encore de consilience** selon la subtilité de conscience de la personne ou, comme il est coutume de dire, selon son karma.

Toutes les procédures karmiques ont pour cause l’ignorance qui, elle-même induit le voile de la discrimination mentale. Dès lors que l’esprit ne connaît pas sa nature fondamentale, co-émergence de Clarté-Vacuité, l’activité discriminante participe en toutes les expériences et sensations qui viennent à l’esprit. Dans la problématique des blessures, cette activité discriminante est particulièrement procédurière et s’articule dans le discours subconscient sous forme d’un procès cognitif en jugement quasi continuel qui se poursuit au-delà de cette vie dans le bardo post mortem.

Le procès cognitif consiste à trouver un coupable à notre souffrance.. Ce coupable n’est pas toujours l’autre. On peut parfois se désigner soi-même coupable. On peut désigner coupable également la vie, le corps, le destin, la société, Dieu, Bouddha etc… En tout cas, on ne conçoit pas que la souffrance procède de l’illusion égocentrique qui consiste à saisir une entité en sa personne.

Toutes nos discriminations s’appuient sur un code pénal qui se rédige sous l’impulsion de « l’espoir-crainte ». Cet « espoir-crainte est l’instance cogitale qui définit le code législatif de l’égocentrisme.

Quand tout va bien et que l’on se sent satisfait et que l’existence ne nous contrarie pas et répond à nos espoirs, on se fait juge de délivrer aux autres comme à soi-même, les récompenses, les promotions, les témoignages d’estime et de reconnaissance etcQuand vient l’insatisfaction, on enquête, on suspecte. On finit par prononcer la clémence ou la sentence et rétribuer les sursis ou les sanctions etc

Dans le cas de conflits et de blessures, le discours subconscient est une sorte de feuilleton interminable où l’on fait intervenir tantôt le procureur, partie civile et témoin à charge, tantôt l’avocat, les témoins à décharges, les pièces à convictions etc

Dans des affaires de justice, on peut remarquer différentes réactions et propos. Certains ont une attitude vindicative, d’autres veulent comprendre ou être indemnisés, d’autres exigent qu’un coupable leur demande pardon. Toutes sont l’expression de procès latents qui passent en procédures patentes. Dans les conflits diverses procédures sont possibles. Toutes, même les plus complexes et tortueuses, ont l’espoir de retrouver la justification de son existence égocentrique. La perversité de ces procédures réside dans le fait qu’elles maintiennent l’individu dans une même logique conflictuelle.

 

Les cinq procédures

Je propose une association entre procès et procédures qui me semble la plus évidente, mais ce n’est là que spéculation.

1) La victimisation (injustice)

Elle vient d’une auto-complaisance et enfonce le clou de la douleur. La victimisation n’est pas directement une procédure pour se punir soi-même. En perpétuant son statut de victime, l’offensé semble détenir un pouvoir sur l’offenseur en lui refusant le droit de faire un travail de rédemption. Le blessé veut faire subir au blesseur la pire injustice qui est de se voir refuser son droit de rédemption. Le pardon est la meilleure façon de ne pas produire un processus de victimisation.

2) La diabolisation (humiliation)

En diabolisant, on se place du côté du pur. La diabolisation est une revanche sur l’humiliation et la frustration, mais elle exige une soumission et une docilité à une autorité dont on attribue une légitimité en la divinisant. Du même coup, en diabolisant, on s’assujettit au culte d’une personne ou d’une institution et on perd son intégrité.

3) La culpabilité ou redevabilité (abandon)

L’offensé maintient l’image d’une autorité devant laquelle elle se sent coupable ou redevable. Dans la culpabilité, c’est une image inquiétante et impressionnante qui renvoie à l’imagerie du Père et les attentes de per-fection. Elle entraîne la fascination, l’endoctrinement et peut justifier des actes de violence. Dans la redevabilité, c’est une autorité déifiée et rassurante qui renvoie à l’imagerie de la Mère et les attentes de mer-veilleuse. Elle entraîne la vénération inconditionnelle et le sentiment de protection.

4) La diffamation (trahison)

L’offensé peut s’être senti renvoyé à sa propre impuissance. La procédure consiste à atteindre l’intégrité et l’honneur de l’offenseur, au cœur même de sa conscience. En recherche d’appui partisan, on usera de médisance, ce qui nous plonge dans l’incommunication et le refus du dialogue et de l’analyse.

5) La vengeance (rejet)

Quand l’offensé ne se sent pas reconnu dans sa souffrance et qu’en plus l’offenseur semble n’éprouver aucun remord, la tendance vient à vouloir rendre la pareille. La vengeance nous entraîne à faire ce que nous condamnions et finalement ressembler à son offenseur.

 

Les cinq schémas de procès

Ici, je propose des clichés : procès, appel, soutien et sanction, qui vont se révéler dans les actions et les paroles.

1)   Injustice

Procès pour une cause. Appel à un médiateur. Soutien pédagogique. Sanction par réparation.

2)   Humiliation

Procès des valeurs. Appel à témoin. Soutien disciplinaire. Sanction publique.

3)   Abandon

Procès de moralité. Appel à l’institution. Soutien hiérarchique. Sanction pour l’exemple.

4)   Trahison

Procès d’intention. Appel à l’autorité, homme de loi. Soutien contractuel. Sanction par déshonneur.

5)   Rejet

Procès d’indemnisation. Appel à la puissance, le gendarme, le bâton. Soutien de l’ordre. Sanction du bâton.

 

 

Méthode

Comment passer au-delà de ce processus discriminant et conflictuel des blessures ?

Du point de vue vertueux

Le pardon est un acte de confiance en la conscience même de l’être. Ne pas pardonner est un affront à cette conscience. L’offensé qui pardonne sait qu’il n’est pas de son ressort d’infliger une souffrance à qui que ce soit et sous quelque prétexte que ce soit. Le pardon renvoie à l’offenseur (perçu comme tel) sa pleine capacité et responsabilité. Le pardon de l’un facilite la rédemption de l’autre. Pardonner signifie donner de part et d’autre la capacité de faire face en son âme et conscience à nos responsabilités. En pardonnant, on place l’autre en mesure de s’élever à la conscience. Inversement, quand on fait face à ses fautes, on place le blessé en mesure de comprendre.

Du point de vue intellectuel, il est nécessaire de garder le sens de l’analyse et du discernement. On observe nos intentions fondamentales. On s’écoute en son for intérieur et on observe nos façons de percevoir la situation, les représentations et les images que cela évoque. Il est nécessaire de changer notre rapport à la souffrance et aux tourments qui nous affligent. Doukha doit être compris comme symptôme de notre illusion

Du point de vue relationnel, il s’agit d’avoir une attitude d’empathie, c’est-à-dire de se mettre dans l’idée que l’autre souhaite également être heureux. Cette considération empathique est la racine d’un bien-être aussi bien pour soi que pour autrui. Il ne s’agit pas non plus de réduire l’altruisme au bien et l’ego au mal. Il s’agit d’inverser la polarité de l’expérience et du jugement en passant de l’égocentrisme à l’altruisme.

Du point de vue spirituel, il s’agit de méditer. De se recueillir et d’apaiser. Quand on arrive à l’enstase, l’esprit à même lui-même, on remarque la cessation du discours mental. En fait, on cesse le procès subconscient. Le discours se lasse de lui-même parce qu’au fond de soi notre esprit-cœur est fatigué du samsara depuis des temps sans commencement. On est fatigué, mais on n’écoute pas suffisamment le cœur de la Bodhicitta inhérente, ce trésor caché. En s’ouvrant à son cœur (sct. Citta) on s’ouvre à la nature vide d’entité (sct. Bodhi) qui a la nature de la bonté (sct. Maitri).

 

Complément de réflexions

L’inconscient présente la même structure que le langage, et les métaphores procédurières révèlent nos montages psychiques. Ces procès latents s’articulent dans une discrimination réductrice du genre « si tu n’es pas avec moi, tu es donc contre moi », « si je souffre c’est que tu es méchant » etc

Le langage verbal de l’Homme ne lui est pas propre au fait d’être Homme mais d’être né du désir. La complexité et la sophistication du désir en l’Homme se reflètent dans son langage verbal. Réciproquement, la complexité et la sophistication du langage sont à l’image de la complexité et sophistication du désir.

Au commencement était le verbe, mais le verbe devint procès[3] puis discrimination et procédure. Je résume le processus cognitif en trois mots : oui mais (si) donc. Ce que décrit la Bible comme péché originel, je le conçois (cf. l’agrégat forme) comme un instantané du processus cognitif. Cela se passe en chaque moment cognitif, cogital et discursif. Au lieu de jouir en toute évidence de ce qui nous est offert, le processus de discrimination introduit un « oui mais, je veux me savoir être celui qui jouit de quelque chose en soi et si il y a objet donc je suis ». Au lieu de jouir, on choisit de désirer, espérant que les choses soient caractérisées d’un bien en soi et d’un mal en soi. Ainsi, en usant du jugement discriminant nous nous condamnons nous-même à la soif insatiable du désir et à l’ex-istence conditionnée. Introduire l’Être par une conditionnelle (si) cautionne la justification (donc) de son existence qui procède de la peur (oui mais). Se refuser à la justification relève du courage, libre de toute conditionnalité, qui fait face à la vacuité d’essence.

Les métaphores procédurières du langage spirituel sont des plus évidentes. Le reproche est souvent fait à la tradition « judéo-chrétienne » d’avoir introduit le complexe de culpabilité dans notre culture et dans nos « têtes » d’occidentaux. Ce n’est pas si simple. Les notions de péché et jugement sont souvent mal expliquées et mal comprises. C’est un mauvais procès que certains font à notre tradition biblique, faute de connaissances théologiques et ésotériques.

Les complexes sont universels et en faisant une analyse combinant histoire, sociologie, culture etc, on constate que les sociétés, occidentales comme orientales, évoluent au gré des complexes selon un rapport de force entre dominant-dominé, exploitant-exploité, gouvernant-gouverné et finalement complexant-complexé.

Certes, en Occident, la culpabilité est un complexe sociétal dominant qui a pour contrepartie vertueuse une responsabilité individuelle d’émancipation. À une certaine époque, la culpabilité au plaisir de la chair a permis d’instituer l’élite cléricale et le monachisme catholique, en sacralisant la chasteté comme étant le moyen d’expier le péché originel. La noblesse s’octroya la fonction de perpétuer un sang pur. Le puritanisme de la Bourgeoisie a permis de se distinguer du peuple dont la fonction concédée est la prolifération de masse productive.

En Orient, c’est plutôt un complexe de redevabilité (complexe jumeau de la culpabilité) qui a pour contrepartie vertueuse une responsabilité collective de participation. Ce complexe de redevabilité, en Inde par exemple, a permis d’instituer et de faire admettre la notion de caste avec l’idée d’un karma rétributif. Au Tibet, l’organisation basée sur la redevabilité à justifier une société théocratique féodale et que l’élite était immanquablement des Bodhisattvas.

Ce ne sont pas les philosophies, védiques, bouddhiques, bibliques et autres, qui sont directement génératrices de ses complexes. C’est l’usage des interprétations que les hommes en font qui est à mettre en cause. Il n’y a pas de complexes propres aux Orientaux ni aux Occidentaux. Les complexes sont universels et ils rentrent en jeu selon le contexte…

 



[1] Phantasia est un terme du grec ancien, qu’il ne faut pas confondre avec « imagination ». Il est plus juste de le traduire par « représentation ». La phantasia est davantage liée au phainomai, le phénomène, « ce qui se montre », qu'aux fantasmes de l'imagination.

[2] L'entendement, (du lat. intendere, tendre vers; tourner son attention vers), est la faculté psychique intellectuelle qui permet de saisir les problèmes et les situations. Cf wikipedia

* Lise Bourbeau, « Les 5 blessures qui empêchent d’être soi », Éditions E.T.C. Inc

** (cf. Le processus de consilience)

[3] En grammaire le verbe est procès.